Lettres des traducteurs
Monique Baccelli
Horcynus Orca, vendu à 80 000 exemplaires à sa sortie, fut toujours un objet de litiges. Une minorité d’Italiens l’ont lu et ont crié au chef d’œuvre, d’autres l’ont jugé illisible. Récit contemporain et hors du temps, ne répondant à aucun schéma connu, mêlant plusieurs niveaux de langue, le livre est en cours de traduction en Allemagne mais n’a encore été traduit nulle part ailleurs.
Intéressée par la question, j’ai abordé le livre avec un parti pris plutôt défavorable (illisible, intraduisible) mais la lecture m’a enthousiasmée : le récit tenant un peu d’Homère, un peu de Joyce, ambiance mythique, action développée très lentement, personnages et situations étranges, digressions toujours justifiées, mais surtout poésie sauvage typiquement sicilienne jamais rencontrée ailleurs. Emportée par la dynamique du récit, je ne me suis pas arrêtée aux difficultés de la lecture, débrouillant inconsciemment les phrases alambiquées et remplaçant les mots incompréhensibles par ceux qu’imposait le contexte.
Partant de là, je me suis demandé pourquoi, en dehors des quelques pages traduites par Jean-Noël Schiffano pour Les Lettres nouvelles en 1976 et Danielle Appolonio pour Caravanes en 1986, aucun traducteur français ne s’était « attaqué » à ce chef d’œuvre, fût-il réputé intraduisible. Louis Bonalumi a bien su « faire passer » le labyrinthique de l’Affreux pastis de la rue des Merles, encore plus complexe au niveau linguistique. En toute modestie, j’ai donc voulu tenter. Après une dizaine d’essais infructueux et décourageants, j’étais décidée à renoncer quand j’ai pensé que la seule façon de faire passer le texte était de le traduire comme je l’avais lu, c’est-à-dire de ne pas me bloquer sur les difficultés de langage, mais de me laisser emporter par le souffle du récit. Sans aller jusqu’à la « belle infidèle », d’abord tenter d’en faire passer l’esprit et la beauté. J’ai choisi d’utiliser le provençal comme équivalent du dialecte sicilien, et de semer le texte, selon les besoins, de mots obsolètes ou de néologismes personnels.
J’ai proposé à Antonio Werli, traducteur de l’espagnol et de l’italien, fervent admirateur de la littérature italienne et plus particulièrement d’Horcynus Orca, de nous partager le travail : moi me chargeant du côté narratif, lui, expert en la matière, affinant au niveau stylistique et linguistique. La part la plus difficile.
Le pari est risqué, pour les traducteurs comme pour l’éditeur (trois à quatre ans de travail au total ; un investissement temporel et financier non anodin), mais l’espoir (ou l’illusion ?) de redonner vie à un chef d’œuvre mal connu, méconnu ou tout à fait inconnu justifie l’entreprise.
Antonio Werli
C’est en fouinant autour d’un auteur italien contemporain que le nom d’Horcynus Orca m’est apparu pour la première fois il y a quelques années. Intrigué par la rareté du texte (épuisé dans son pays malgré une réédition en 2003 et jamais traduit à l’étranger), par le regard exalté d’aficionados et la critique paresseuse des détracteurs, je n’ai cessé d’être magnétisé. J’ai alors lu son autre, très différent chef d’œuvre : Femme par magie, avant d’entreprendre Horcynus Orca.
La lecture d’Horcynus Orca est parfois limpide, parfois trouble : la densité des références, le cadre sicilien, l’ample construction du récit et la richesse de la langue déployée sont les principales difficultés pour l’aborder. Pourtant l’histoire, les personnages, péripéties, récits, paysages harponnent le lecteur de bout en bout, et surtout le texte fait appel à la sensibilité avant la raison. Le livre mêle le lyrisme au flux de conscience, une espèce de fantastique mythologique au réalisme de l’histoire, la chronique mémorielle et onirique au tableau de mœurs. Je peux comprendre, sans pour autant l’accepter, qu’on fût découragé à traduire et publier ce complexe chef d’œuvre depuis 40 ans.
Que représente une telle traduction ? Son enjeu (et sa plus grande difficulté) se situe dans la restitution des densité et complexité de la langue propre à D’Arrigo (ses niveaux, registres, écarts et inventions, emprunts…), dictant la dynamique de ses mouvements : quelque chose de comparable à l’interprétation d’une ample pièce de musique savante (polyrythmie et polytonalité) produisant en cours d’exécution ses propres règles de composition. Fort heureusement et pour remédier au découragement ou à l’intimidation qu’a pu apporter le texte jusqu’aujourd’hui, sont apparus depuis sa parution en 1975 nombre d’outils (essais, lexiques, connaisseurs), ainsi que la publication en 2000 des Fatti della fera, ce mi-chemin d’Horcynus Orca, première version du texte présentée aux éditeurs avant sa complète réécriture, qui aide à en saisir la poétique. La partition est aujourd’hui grandement déchiffrable, ce qui augmente paradoxalement l’ampleur de la tâche, mais rend aussi pleinement conscient des ressources à solliciter : lexiques, néologismes, invention syntaxique, composition, intertextualité. En gardant au clair, surtout, l’intention et le processus créatif de l’auteur.
Toutefois, il ne suffit pas d’aborder le texte avec une seule « boîte à outils » aussi fournie soit-elle. Il me semble nécessaire de replonger dans les textes de la filiation « thématique » : Homère, L’Arioste, Dante, Melville, Hugo, Verga… ; et encore de trouver des pistes d’interprétation à partir de celle des « modernistes » du XXe siècle : Proust et Joyce d’abord, le pastis de Gadda, le baroque de Lezama Lima, le post-modernisme de Gaddis, l’expressivité novatrice de Schmidt, aux côtés desquels D’Arrigo se place par son érudition, son travail sur la langue, son ambition démesurée.
J’ai accepté avec une immense joie la proposition de Benoît Virot et Monique Baccelli, dont l’expérience de traductrice est impressionnante, d’embarquer dans le roulis au long cours de cette interprétation.